Métamorphoses

Report photographique, acrylique et/ou huile sur toile.

Métamorphoses

Les déchets métalliques de l’entreprise Rohr Environnement de Colmar ne sont plus tout à fait machines, rouages, engrenages, pans de carrosserie et ils ne sont pas encore la forme industrielle nouvelle qu’ils vont devenir. Recyclage : métamorphose.

Par l’art, l’objet déchu dont l’on ne veut plus voir la laideur banale de rebut, est transfiguré. L’œuvre n’est pourtant que la représentation mimétique de la chose, amas informe de fragments jetés en vrac, accumulation, désordre, fouillis. La technique de l’artiste en mêlant photographie et peinture accentue encore l’impression de réalité brute. Mais l’œuvre en fait déjà tout autre chose. Le choix d’abord d’agrandir les détails sur de très grands formats leur confère une force grandiose : il y a de la beauté. L’agencement de ces formes n’est plus le produit du hasard, il n’est plus un chaos informe : le regard de l’artiste y a vu une harmonie étrange dont les règles ne sont codifiées nulle part, qui se manifeste dans ces lignes, ces formes et ces couleurs enchevêtrées qui emprisonnent le regard. « C’est beau » : par là nous voulons dire que nous voyons aussi ce que l’artiste nous donne à voir. Par le geste artistique, la toile suscite un cortège d’idées imaginaires. Et voici qu’elle nous émeut, cette toile : ce que l’artiste a vu, j’aurais pu ou dû le voir. Je le vois et sans lui je ne l’aurais pas vu. Kant disait cela autrement : la supériorité des beaux-arts sur la nature, c’est qu’ils donnent une représentation belle de choses qui dans la réalité sont laides ou déplaisantes. Mais en quoi réside cette beauté  sinon dans le fait que l’harmonie des éléments composés en un tout dans l’œuvre a été voulue par l’artiste comme but de l’œuvre, sans que ce but renvoie pour autant à un concept définissable par la raison qui rendrait compte de sa forme ou de sa fonction – a fortiori dans le hasard chaotique du tas n’y a-t-il aucun ordre délibéré ni reconnaissable? L’œuvre, qui a cette existence étrange d’être en elle-même une fin sans résulter de la représentation d’une fin, donne à notre imagination prétexte à penser librement. Transfiguration de la chose laide en beauté : métamorphose.

Quoi de plus prosaïque qu’un tas de détritus ? De plus éphémère aussi. Tout change à chaque instant au gré des mouvements de la benne et de la pelle mécanique qui font disparaître l’agencement provisoire sous chaque nouvelle couche de déchets : l’ordre à peine entrevu n’est déjà plus là. Il ne sera plus du tout, quand le tas tout entier sera englouti dans le métal en fusion du four de l’usine de retraitement. Mais cet ordre provisoire a été et l’œuvre d’art élève ce moment fugitif, que le regard de l’artiste a fixé dans la photographie puis sur la toile, en une chose capable de durer indéfiniment. Il y a là, comme le disait Hegel, « une sorte de raillerie et d’ironie » à l’égard de la réalité la plus prosaïque, « un miracle d’idéalité ». En imprimant une valeur durable à ce qui n’était que passager, l’art confère une autre réalité aux apparences, il les arrache à leur existence évanescente et à peine perceptible pour les idéaliser, en faire une manifestation de l’esprit. Transformer l’instant fugitif de l’apparence sensible en éternité : métamorphose.

Des métamorphoses, l’histoire de la peinture en est pleine. Des dieux se transformant pour séduire les femmes, des hommes se métamorphosant en animaux ou en choses pour échapper au désir des dieux ou accomplir leur vengeance, Jupiter et Europe, Diane et Actéon, Pyrame et Thisbé…, autant de sujets, depuis les Grecs, pour la peinture : ut pictura poesis. Les métamorphoses, c’est la création par excellence. Les Métamorphoses d’Ovide ne s’y trompent pas qui commencent par la création du monde et s’achèvent par l’éloge du poète et de la création poétique. Non seulement parce que la gloire du poème conservé éternellement dans la mémoire des hommes confère à son auteur une forme d’immortalité qui s’ajoute à celle, espérée, de son âme. Mais parce que l’acte créateur de l’artiste est du même ordre que la création des êtres de la nature : à partir d’une matière informe, il fait être quelque chose qui n’existait pas auparavant. Pour Ovide, « la métamorphose, c’est la création même, celle sublime, du monde, et celle, encore plus sublime, de la beauté. Voilà pourquoi ce fouillis d’histoires et d’hommages aura, de l’Antiquité à Picasso en passant par Titien, ensemencé sans relâche l’imaginaire des plus grands artistes, plaçant sous chaque objet le soupçon d’un symbole et procurant aux noms la grâce du divin » (Jacques Gaillard). L’œuvre d’art est même supérieure à la création de la nature, car dans la création selon les Anciens, pas de principe divin transcendant : une succession d’auto-engendrements des choses à partir du chaos par des éléments premiers, tout à la fois êtres divins, héros mythiques et choses, qui se transforment les uns dans les autres. Dans la création artistique, il y a un sujet, l’homme créateur.

Ce que l’on trouve beau dans l’œuvre, c’est l’événement de la création, le geste inaugural qui se manifeste dans l’éclat de l’œuvre. L’œuvre est « porteuse du désir de revivre la création » (Daniel Sibony). Ce qu’elle fait être, ce qu’elle réalise, c’est le désir de créer. Jouissance absolue qui fait que, pour l’artiste, l’œuvre la plus belle est toujours celle qu’il est en train de faire. Cette matérialisation de l’acte de créer procure une joie communicative qui est la source du plaisir esthétique : ce que l’artiste a aimé, la beauté, il le met à distance de lui-même dans l’œuvre et le transmet pour susciter en l’autre le désir de la création, fût-ce de manière imaginaire dans les associations d’idées de la contemplation de l’œuvre d’art. Par là, il invente une autre réalité, celle d’un monde où la liberté changerait sans cesse l’ordre des choses au gré du désir de créer : métamorphoses encore et toujours. Autrement dit : la vie même…